La dette grecque à la lumière du droit constitutionnel et du droit international
(Présentation au séminaire du Comité pour l'Annullation de Dette du Tiers Monde, Bruxelles, 22-11-2012)
A – La crise grecque, ses origines, ses causes et ses prétendus remèdes,
les « mémorandums »
La
crise grecque est le produit de trois facteurs convergents :
a)
la crise généralisée du capitalisme néolibéral, en raison de l’échec
systématique de la dérèglementation financière et de la
« libéralisation » du travail ;
b)
la construction déséquilibrée de l’Union monétaire européenne et l’abandon
progressif du modèle social européen au profit d’un système néolibéral de
gestion sociale ;
c)
un système politique corrompu, fruit d’une relation perverse entre les élites
politiques et économiques et d’un réseau corrompu de politiques clientélistes
qui connaissait déjà une crise profonde avant le plan de sauvetage.
Cependant,
en dépit de ce système politique pathologique, la crise grecque devrait être
davantage vue comme un aspect de la crise du capitalisme européen, qui se
fait jour sous différentes facettes dans plusieurs pays et reflète les
faiblesses structurelles spécifiques à chacun d’eux : la surexposition
bancaire en Irlande, la bulle immobilière en Espagne, la dette publique
excessive en Grèce.
Il
s’agit plutôt d’une crise due au déséquilibre de l’intégration économique et
de l’union monétaire dans Union européenne. Une seule monnaie, par
définition, ne permet pas la fluctuation de la devise, même lorsque des pays
de l’union monétaire bénéficieraient de fluctuations des valeurs relatives.
Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, au fil du temps et en raison de
l’impossibilité de dévaluer la monnaie, un produit d’une économie plus faible
devient plus onéreux qu’un produit similaire issu d’une économie plus forte.
Par conséquent, le déficit commercial entre les États s’accroît (cela se
produit non seulement au sein des unions monétaires qui disposent d’une
monnaie unique, mais également lorsqu’une économie fait coïncider sa monnaie
avec une autre plus forte, comme ce fut le cas pour le Mexique et l’Argentine
vis-à-vis du dollar étasunien). C’est pourquoi des économistes comme
M. Feldstein ont, dès l’origine de la Zone Euro, averti que l’euro
conduirait inévitablement à des déséquilibres commerciaux persistants entre
les pays les plus compétitifs (notamment l’Allemagne) et les pays les moins
compétitifs du Sud. Ainsi, les déficits du dernier ne sont que le revers de
la médaille des excédents du premier.
Parodie d'une affiche de spectacle de
Broadway : "Ma grosse grasse dette grecque, Actuellement jouée à Wall
Street"
Le
déséquilibre économique actuel de l’Union n’est donc pas un fait extérieur,
imputable aux politiques nationales d’Etats méridionaux
« prodigues », mais bien un fait inhérent aux dynamiques de la
monnaie unique, et qui s’impose à ces États. La même tendance est à l’œuvre
dans une fédération : il existe un flux de capitaux des économies
infranationales les plus faibles vers les plus prospères, par ex du Wyoming
vers New York. Mais dans ce dernier cas, à la fin de l’exercice, les
mécanismes fiscaux de l’Union assurent, par des taxes et des transferts, une
compensation partielle des pertes du Wyoming. Les fonds structurels de
l’Union européenne pourraient jouer un rôle similaire, mais ils ne le font
pas en raison de leurs ressources limitées.
En
Grèce, la recette des prétendus « mémorandums » imposée par ses
créanciers n’agit ni sur les causes nationales, ni sur les causes plus
générales de la crise. A côté de réformes techniques évidentes contre
l’évasion fiscale, elle n’a fait que répéter les mêmes diktats généraux de
l’orthodoxie néolibérale. En substance, la recette préconise une réduction
horizontale de toutes les dépenses publiques, notamment des dépenses
sociales. Elle prévoit également une dérèglementation approfondie du droit du
travail, et un transfert massif de richesses du secteur public vers le
secteur privé via la privatisation d’entreprises publiques. Ces
privatisations sont décidées sans tenir compte de la nature stratégique des
entreprises publiques ou de leur utilité financière pour le budget.
Pour
ce qui concerne les coupes dans les services sociaux, les mémorandums non
seulement répètent l’antienne néolibérale habituelle, mais manipulent
ouvertement les données. Les partisans des mémorandums prétendent par exemple
que « le niveau des dépenses sociales de la Grèce (en part du PIB)
demeure bien au-dessus de la moyenne de la zone euro » |1|, et en appellent à de
nouvelles réductions de l’ordre de 1,5 % du PIB, à mettre en œuvre entre
2013-2014. Il s’agit là d’une erreur manifeste, pour employer un doux
euphémisme. En 2008, les dépenses sociales grecques ne représentaient que
81 % de la moyenne des pays de l’UE-15 |2| et elles se sont
effondrées depuis, en raison de la crise et des mesures d’austérité. En fait,
la Commission européenne attend des dépenses publiques grecques qu’elles
soient amputées de 18 % en 2012 |3|.
Tout
aussi idéologiques et mensongères sont les allégations selon lesquelles les
citoyens grecs ont une responsabilité morale dans la crise, en raison de leur
prodigalité et de leur nonchalance. Ils ont été dépeints sous les traits de
la cigale frivole du sud, qui voudrait vivre aux crochets de la fourmi
protestante du nord. Or, non seulement la dette privée des ménages grecs est
considérablement plus faible que la moyenne européenne |4|, mais la durée
hebdomadaire du temps de travail est plus élevée en Grèce que dans tout autre
état membre de l’Union européenne.
Dans
ce cadre, les mémorandums peuvent n’être considérés que comme un épisode de
l’actuel sado-monétarisme |5| de l’orthodoxie
économique européenne, ou comme un aspect du plus général consensus
néolibéral de Washington, imposé jusqu’à présent par le FMI à de nombreux
pays du Tiers-monde. Leur ordre du jour ne peut cependant pas être légalement
mis en œuvre dans le cadre constitutionnel existant. Les mémorandums
impliquent qu’il incombera à la troïka, composée de l’Union européenne, du
FMI et de la Banque centrale européenne, de définir et d’appliquer des
politiques économiques, financières et sociales qui sont par nature
contraires aux principes fondamentaux de l’État social. Ainsi, ce transfert
de souveraineté ne place pas seulement le gouvernement et le parlement grec
sous le contrôle politique direct de leurs créanciers, il est également absolument
contraire à la constitution.
B- Les mesures d’austérité violent la Constitution grecque et le droit
international
Les
mesures d’austérité imposées à la Grèce par les mémorandums, leurs décrets
d’application et les traités de prêt internationaux afférents, constituent
une infraction grave à l’ordre juridique constitutionnel, européen et
international, à la fois en termes de procédure et de droit positif :
d’abord, aucun des deux traités de prêt n’a été ratifié par le parlement,
contrairement à ce que prévoit l’article 36 § 2 de la constitution grecque.
En effet, les deux traités contiennent des dispositions tellement
exorbitantes sur la souveraineté nationale, qu’un certain nombre de
parlementaires ne pourraient accepter de les adopter.
Plus
précisément, les garanties de respect et de protection de la souveraineté
nationale prévues par le droit constitutionnel et le droit international sont
bafouées par la levée de l’immunité sur les questions relevant de la
souveraineté nationale qui figure dans ces traités : en plus du
transfert de facto de la souveraineté économique en faveur de la
« troïka » pour toutes les décisions importantes, et comme le refus
de se soumettre empêcherait d’obtenir la partie suivante du prêt, les traités
comprennent également une levée explicite d’immunité, qui selon l’avis
juridique joint, s’étend également aux questions relevant de la
« souveraineté nationale ». Celle-ci dépasse largement les levées
d’immunité d’exécution habituellement prévues et acceptées par le droit
international .
Plus
important encore, les mesures d’austérité violent plusieurs principes
constitutionnels structurels (tels que les principes d’égalité des charges
publiques et de l’État social de droit des articles 4 § 5 et 25 § 1 de la
Constitution grecque) et des droits sociaux fondamentaux (articles 21, 22 et
23 de la même constitution). Elles violent également les garanties
essentielles de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le
droit international du travail. Par exemple, la législation d’application des
mémorandums a imposé d’importantes réductions de salaire, non seulement pour
les fonctionnaires et les employés du secteur public dépendant du droit
privé, mais également pour les employés du secteur privé, portant ainsi
atteinte aux conventions collectives en vigueur. Il s’agit là d’une violation
claire de l’autonomie collective, garantie par l’article 22 § 2 de la
Constitution grecque |6| et d’un certain nombre
de traités internationaux, notamment l’article 8 de la Convention n° 151
de 1978 de l’Organisation internationale du travail et l’article 6 de la
Charte sociale européenne |7|.
Cependant,
la Grèce ne dispose pas d’un tribunal constitutionnel et les tribunaux
ordinaires ont jusqu’à présent, dans leur majorité, accepter ces mesures
comme constitutionnelles, les justifiant par l’état de nécessité auquel fait
face l’économie grecque. Ce n’est que récemment que la Cour des comptes a
déclaré à l’unanimité l’inconstitutionnalité de la dernière vague de
diminutions des retraites et la Cour de cassation celle de la réduction du
salaire des juges.
Cette
position des tribunaux grecs tranche vivement avec les décisions des
tribunaux constitutionnels d’autres pays ayant examiné les mesures
d’austérité imposées par le Fonds monétaire international (FMI). Au cours de
la décennie passée, lorsque le FMI s’est illustré en Amérique du Sud,
plusieurs décisions ont invalidé les législations qui restreignaient les
droits relatifs à la sécurité sociale. Par exemple en Colombie, le tribunal
constitutionnel a annulé la disposition qui portait l’âge de la retraite de
60 à 62 ans |8|. En Argentine, le
tribunal constitutionnel a invalidé une réduction de 13 % des
retraites |9|. Plus récemment, les
tribunaux constitutionnels de Lettonie |10| et de Roumanie |11| ont rendu des décisions
similaires sur des réductions des retraites. Le tribunal constitutionnel de
Lettonie a explicitement réaffirmé, comme dans d’autres jugements
précédents |12|, que « L’État
lui-même est responsable du système de protection sociale et économique
(types et montants des allocations) et de son maintien. Ce
système dépend de la situation économique de l’État et des ressources
disponibles. » Cependant, « même si l’État réduit le
montant des allocations de retraite pendant une période de récession
économique rapide, il existe néanmoins un socle de droits fondamentaux
auxquels l’État ne peut déroger » |13| |14|. Le tribunal
constitutionnel de Roumanie a rendu une décision reprenant des arguments
similaires, sur la base de l’interprétation de l’article 47 § 2 de la
Constitution, protégeant le droit à une sécurité sociale. Le tribunal a
solennellement rappelé que « l’État a l’obligation de prendre toute
mesure nécessaire à la réalisation de cet objectif et ne saurait adopter une
conduite susceptible de limiter le droit à la sécurité sociale ».
Il
est intéressant à cet égard que la Commission européenne ait reconnu dans sa
dernière révision du programme l’inconstitutionnalité des dernières mesures
d’austérité, affirmant que « des mesures budgétaires importantes sont
susceptibles d’être invalidées par les tribunaux, ce qui pourrait conduire à
la nécessité de combler le déficit budgétaire consécutif » |15|. Ainsi, la Commission
n’est pas préoccupée par l’illégalité des mesures, elle ne mentionne cette
illégalité que pour justifier une nouvelle vague de restrictions !
Bien
que cet aspect juridique soit important, il ne doit pas masquer l’origine
politique des mémorandums, qui servent deux objectifs : le premier est
ouvertement assumé, il s’agit d’aider les créanciers à récupérer leur argent.
Le second est de mettre en œuvre un vaste programme de restructuration
sociale s’articulant autour de deux axes : a) la diminution du rôle de
l’État et sa réforme selon les postulats néolibéraux et b) la reconstruction
de la société grecque par la dérèglementation du travail et de la législation
sociale.
Ainsi,
l’impact le plus destructeur des mémorandums concerne le droit du travail. Ce
dernier est la cible privilégiée des réformes structurelles que le FMI vise à
imposer à tous les pays auxquels il « vient en aide ». La réforme,
qui constitue une authentique contre-révolution, comprend l’annulation
complète ou l’expiration prématurée de toutes les conventions collectives.
Même la convention collective nationale a été modifiée unilatéralement, de
manière à réduire le salaire minimum légal.
Évidemment,
comme l’a remarqué le prix Nobel Amartya Sen dans le New York Times :
« De telles coupes tous azimuts [relèvent d’]une stratégie contreproductive, étant donné le chômage record et le nombre d’entreprises de production qui sont à l’arrêt en raison de la demande en berne. »
En
outre, l’abrogation de la loi permettant aux syndicats de demander un
arbitrage en cas de refus des employeurs de négocier les salaires, ainsi que
l’expiration imposée des conventions collectives signifient que ce sera
bientôt la fin de tout accord collectif.
Même
pour ce qui concerne la réforme du secteur public, les mémorandums n’ont pas
été « au service du changement » comme l’espérait leurs promoteurs.
Ils ont imposé une réduction horizontale du personnel, qui n’a fait
qu’empirer les problèmes structurels de l’administration grecque. Les seules
agences publiques qui ont fermé leurs portes en raison de cette nouvelle
législation sont celles qui étaient les plus utiles (telles que
l’Organisation du logement social et l’Institut public de géologie et
d’exploration minière (IGME), vital pour les investissements futurs et
l’exploitation des ressources). Ainsi, en fait d’amélioration, on constate que
les lacunes d’une organisation biaisée ont été accrues plutôt que comblées.
Les
quelques avocats des mémorandums les présentent comme les remèdes aux
vicissitudes institutionnelles du pays. En fait, la vérité est qu’aucune de
ces vicissitudes n’a été corrigée par la (contre-)réforme. Les lacunes
protection sociale demeurent et l’administration grecque est toujours aussi
irrationnelle et mal coordonnée qu’elle ne l’était.
En
outre, la manière unilatérale dont ces mesures ont été imposées au système
politique grec par la Troïka constitue un danger réel, non seulement pour
l’économie, mais surtout pour la démocratie.
Pour
reprendre les termes d’Amartya Sen :
« Lorsque des politiques inefficaces et manifestement injustes sont dictées par les dirigeants, elles ruinent à la fois la démocratie et la possibilité de créer de bonnes politiques. L’échec évident des mandats d’austérité imposés jusqu’à présent a sapé non seulement la participation publique (qui est une valeur en soi) mais aussi la possibilité de parvenir à une solution sensée et opportunément orchestrée. »
C – Vers la sortie de la crise
Quels
sont les recours juridiques dont dispose la Grèce contre les exigences de ses
créanciers ?
Il conviendrait d’abord de déterminer si la dette grecque est une dette illégitime, « odieuse ». Selon la définition classique de Sack et la théorie actuelle du droit international |16|, une dette est généralement considérée comme odieuse si : (a) elle a été contractée sans le consentement général de la nation ;
(b)
elle n’a pas servi à répondre aux besoins de la population de l’État
emprunteur et/ou ses clauses accordent un pouvoir abusif au créancier ;
et
(c)
le créancier était informé de ces deux faits.
Ces
conditions semblent réunies dans le cas de la Grèce. Bien que l’on ne puisse
prétendre que le régime grec, malgré ses pathologies, ne soit pas
démocratique, il est clair que l’accumulation de dette par le biais des
traités de prêt est rejetée par une vaste majorité de la population (entre
60 % et 81 % selon les sondages). Même la coalition actuellement au
gouvernement a été élue sur la promesse de les renégocier.
De
plus, cette dette ne bénéficie pas à la population grecque. Une infime partie
de l’argent est destinée au gouvernement grec pour investir dans les services
publics essentiels : la majeure partie revient directement dans les
poches des créanciers. En fait, les autorités européennes prêtent à la Grèce
de l’argent afin que celle-ci puisse rembourser les emprunts qu’elle a
contractés auprès d’elles |17|. Ainsi, et sous l’effet des taux
d’intérêt et des conditions de négociation imposés par les pays créanciers,
la dette a enflé démesurément. Elle s’élevait à 120 % du PIB lorsque la
Grèce a intégré le mécanisme de stabilité, elle atteint désormais 189 %
du PIB et elle pourrait encore croître jusqu’à 200 % du PIB dans les
prochaines années.
Enfin, on peut penser que les créanciers étaient parfaitement au fait de cette situation. Ils ont cependant imposé des conditions « abusives », comprenant la violation de la législation nationale de l’emprunteur |18|.
La doctrine de la dette
odieuse n’est cependant pas encore reconnue par le droit international. Il
est vrai qu’un document d’analyse de Robert Howse, de la Conférence des
Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) de 2007,
identifiait 12 instances devant lesquelles la doctrine de la dette odieuse
avait été invoquée, et aucune d’entre elles ne l’a jamais rejetée comme ne
faisant pas partie du corpus du droit international. En
revanche, les tribunaux l’écartent généralement au motif qu’elle ne
s’applique pas aux cas concrets qu’ils examinent. Par exemple, dans l’affaire
B des États-Unis contre l’ Iran en 1996, le tribunal a rejeté l’application
de la doctrine de la dette odieuse, sans pour autant « prendre position
dans le débat doctrinal ».
De
même, le Comité européen des droits sociaux a récemment déclaré contraires à
l’article 4 de la Charte sociale européenne (le droit à une rémunération
juste) un certain nombre des clauses du premier paquet de mesures d’austérité
imposées à la Grèce |20|.
Les
instruments des droits humains doivent être utilisés conjointement avec le
principe d’état de nécessité. Ce principe est reconnu par la Convention de
Vienne de 1969 sur le droit des traités, ainsi que par les règles coutumières
internationales et est applicable comme tel à tous les débiteurs et les
créanciers. L’état de nécessité se caractérise par un grave danger menaçant
l’existence de l’État lui-même, sa survie économique, le fonctionnement
ininterrompu de ses principaux services et le maintien de la paix sur le
territoire national |21|.
En
bref, le principe suppose que les citoyens soient la priorité fondamentale
d’un État et que si celui-ci ne parvient pas à satisfaire simultanément les
prétentions de ses créanciers et ses fonctions essentielles, il doit
privilégier ces dernières. Comme l’a formulé le gouvernement d’Afrique du
Sud : « on ne saurait attendre d’un État qu’il ferme ses écoles,
ses universités et ses tribunaux, qu’il démantèle ses forces de police et
qu’il néglige ses services publics au point d’exposer sa communauté au
désordre et au chaos pour rembourser de l’argent à ses prêteurs, qu’ils
soient nationaux ou étrangers. Il y a des limites à ce que l’on
peut raisonnablement attendre d‘un État, de même que d’un individu. Si dans
une telle situation, le fardeau de l’infortune est équitablement divisé entre
les citoyens nationaux et les étrangers et que ces derniers ne subissent pas
de discrimination, ils n’ont pas de raison de se plaindre |22|. »
L’important
est que ce principe est accepté par des décisions récentes des tribunaux
internationaux et constitutionnels. Par exemple, le Centre international pour
le règlement des différends relatifs aux investissements (ICSID) de la Banque
mondiale dans des décisions de 2010 concernant le défaut de paiement de l’Argentine
(et contrairement à sa jurisprudence) a reconnu l’état de nécessité comme
règle coutumière du droit international |23|. Des décisions
similaires ont été prises par la Cour italienne de cassation |24|., par la Cour
constitutionnelle allemande |25| et par la Cour européenne des droits de
l’homme |26|.
Jusqu’à
présent, l’état de nécessité a été utilisé par le gouvernement grec comme
argument devant les tribunaux nationaux afin de justifier de
l’inconstitutionnalité des mesures d’austérité. Il peut les utiliser dans
l’autre sens, comme argument du droit international aux fins de rejeter leur
mise en œuvre.
Il
s’agit en fait du même argument que celui développé par le gouvernement grec
lors du litige qui l’opposa à la Belgique en 1938 et connu sous le nom de
Société commerciale de Belgique :
« Il arrive parfois que des circonstances extérieures échappant à la volonté humaine empêchent les gouvernements de remplir leurs devoirs envers leurs créanciers et envers leur peuple : les ressources du pays sont insuffisantes pour satisfaire les deux à la fois. Il est impossible de rembourser complètement la dette et il est impossible de fournir en même temps au peuple une administration convenable et de garantir les conditions essentielles de son développement moral, social et économique. (...) La doctrine reconnaît dans ce cas que le devoir d’un gouvernement d’assurer le bon fonctionnement de ses services publics essentiels prévaut sur son devoir de s’acquitter de ses dettes. Aucun État ne saurait se voir demander d’exécuter ou d’exécuter complètement une obligation pécuniaire si cela mettait en péril le fonctionnement de ses services publics et aurait pour effet de désorganiser l’administration du pays. Dans le cas où le paiement de la dette compromettrait la vie économique ou l’Administration, le gouvernement est autorisé à suspendre ou à réduire le service de la dette » |27|.
D – En guise de conclusion
Nous
autres juristes essayons de trouver des solutions juridiques à tous les
problèmes, parce que c’est notre métier. Mais cette crise n’est pas une
question juridique, ce n’est même pas principalement une question économique,
c’est avant tout une question politique. C’est une question relative à la
façon dont les décisions importantes concernant la distribution des richesses
vont être prises. Et je dois avouer qu’au début de la crise, j’étais très
pessimiste sur le futur parce qu’il régnait en Grèce un climat de peur,
climat que le gouvernement a cherché à entretenir, selon lequel il n’y avait
pas d’autre solution, pas d’alternative à la soumission aux exigences de nos
créanciers, car un pays qui ne peut subvenir à ses besoins doit leur obéir.
Mais nous avons vu avec bonheur au cours de cette dernière année la montée
d’un mouvement politique indépendant, massif et authentique, qui évite cet
écueil de la peur et entend inventer de nouvelles solutions démocratiques.
Ce
mouvement est encore flou et il est encore dans une logique de contradiction,
sans agenda de propositions clair ni précis. Je suis très optimiste : je
pense qu’il va évoluer non seulement dans la résistance mais aussi vers un
mouvement qui produira des alternatives politiques et économiques concrètes.
Le principal échec des politiques d’austérité réside dans le rejet qu’elles
inspirent à une large majorité de la population. Le cobaye grec s’est échappé
et cela signifie que l’expérience sociale du choc et de la crainte a échoué.
J’espère
également que naîtra un mouvement paneuropéen partageant ces fondements.
Benjamin Disraeli, Premier ministre britannique du XIXème siècle, a dit qu’au
sein de chaque nation cohabitaient en fait deux nations : les riches et
les pauvres, dont les intérêts ne sont jamais les mêmes. Donc puisque nous
partageons les mêmes problèmes, nous qui ne sommes pas riches, avons
directement tout intérêt à partager des fondements et des politiques communs contre
cette attaque néolibérale contre nos droits.
Notes
|1|
IMF, Letter of Intent, Memorandum of Economic and Financial Policies and
Technical Memorandum of Understanding, March 9, 2012, p. 8.
|2| Selon le système ESSPROS de statistiques
relatives à la protection sociale (Petmesidou, 2011), pour 2009, les chiffres
relatifs aux prestations de la protection sociale en part du PIB sont les
suivants : moyenne pour l’UE-27 : 28,4 %, moyenne pour
l’UE-15 : 29,1 %, Grèce 27,3 %.
|4| La dette privée grecque est estimée à
environ 123,1 % du PIB, alors qu’elle s’élève à 208,3 % en
Allemagne, à 198,3 % en Italie, à 240,5 % en France, à 238,4 %
au Portugal et à 386 % au Royaume-Uni. Ces statistiques proviennent des
données d’une étude de 2010 du McKinsey Global Institute.
|5|
M. Perelman, (2012). ‘Sado-Monetarism : The Role of the Federal
Reserve System in Keeping Wages Low’. Monthly Review, 63(11).
|6| L’article 8 de la Convention
internationale du travail n° 151 de 1978 énonce que « Le
règlement des différends survenant à propos de la détermination des
conditions d’emploi sera recherché […], par voie de négociation entre les
parties ou par une procédure donnant des garanties d’indépendance et
d’impartialité ». Selon l’article 5 de la Convention internationale du
travail n° 154 de 1981 : « Des mesures adaptées aux
circonstances nationales devront être prises en vue de promouvoir la
négociation collective ». Pour sa part, la Charte sociale européenne de
1961 (révisée en 1996) du Conseil de l’Europe énonce le droit de négocier
collectivement (article 6) et le droit à la sécurité sociale (article 12). La
réduction drastique des salaires et des pensions (dans certains cas de plus
de 35 %) est également contraire à la protection des biens aux termes de
l’article 1er du Protocole additionnel de la Convention européenne des droits
de l’Homme. En fait, le concept de biens pourrait, conformément à la jurisprudence
de la Convention européenne des droits de l’Homme, comprendre les salaires et
les prestations de sécurité sociale (cf. Hellenic Council of State (ΣτΕ), decision 632/1978).
|7| Voir ECHR, Affaire Stec et autres c.
Royaume-Uni (décision d’admissibilité)[GC], n° 65731/01 and 65900/01, παρ.51, ECHR 2005-X. En général la Cour de
Strasbourg considère qu’un accord avec le FMI n’entrave pas la protection de
la CEDH. Voir l’affaire
Capital Bank AD c. Bulgarie, n° 49429/99, παρ.110-111, ECHR 2005-XII,
24.11.2005.
|8|
Décision C-754, voir S. Clavijo, Social Security Reforms in Colombia :
Striking Demographic and Fiscal Balances, International Monetary Fund Paper,
WP/09/58 2009.
|9|
Décision du 22 août 2003, voir IMF, Lessons from the Crisis in Argentina,
Prepared by the Policy Development and Review Department In consultation with
the other Departments, approved by Timothy Geithner October 8, 2003.
|12| Voir paragraphe 1 de la conclusion du
jugement du tribunal constitutionnel dans l’affaire n° 2001-11-0106 du
25 février 2002 et paragraphe 9 du jugement de l’affaire n° 2005-19-01
du 22 décembre 2005
|14| Le tribunal fait référence au jugement de
la CEDH dans l’affaire Kjartan Ásmundsson c. Islande, n° 60669/00, du 30
mars 2005, para. 39.
|15| COMMISSION EUROPÉENNE DIRECTION GÉNÉRALE
DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES ET FINANCIÈRES, Second programme d’ajustement
économique pour la Grèce – première révision, novembre 2012
|16|
voir, entre autres, Y. Wong, Sovereign Finance and the Poverty of
Nations : Odious Debt in International Law, 2012.
|17|
Alderman and Ewing, New York Times, 30 mai 2012.
|18|
J. Hanlon, “Defining illegitimate debt and linking its cancellation to
economic justice” (Milton Keynes, Open University, 2002), p. 53.
|20| Décisions relatives aux plaintes
n° 65 et 66, toutes deux déposées par les syndicats GENOP-DEI et ADEDY.
Ces décisions sont les premières que le Comité a prises à cet égard. D’autres
décisions sur les restrictions des droits sociaux en raison de la crise
économique en Grèce seront prises par le Comité dans le cadre de l’examen des
plaintes n° 76/2012, 77/2012, 78/2012, 79/2012 et 80/2012.
|21| voir l’annexe au huitième rapport sur la
responsabilité de l’État, dans : Yearbook of the International Law
Commission 1980, Vol. II.
|23|
ICSID Case No. ARB/02/16 Sempra Energy v. Argentina (annulment) of 2010,
ICSID LG&E Energy Corp., LG&E Capital Corp. and LG&E
International Inc.1 v. Argentine Republic (ICSID Case No. ARB/02/1, Decision
on Liability), para. 267.
|24|
Corte Suprema di Cassazione, Ordinanza of 27/5/2005, R.G.N. 6532/04
|25|
BVerfG, 2 BvR 120/03 of 4/5/2006.
|26|
Malysh v. Russia, para 80.
|27| annexe au huitième rapport sur la
responsabilité de l’État, dans : Yearbook of the International Law
Commission, op. cit., p. 25.
|
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